vendredi 7 octobre 2011

Dans les décombres, nos encombres - Mahigan Lepage

Chaque premier vendredi du mois, une grosse poignée d'auteurs-blogueurs (liste d'octobre 2011), auto-répartis en binômes, publient chacun un texte chez un autre blogueur. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre." C'est à l'initiative de Tiers livre et Scriptopolis. Bridgetoun rassemble, Pierre Ménard met en valeur...
J'accueille donc ci dessous, avec grand plaisir, un texte de Mahigan Lepage : Dans les décombres, nos encombres. Mahigan, directeur de la collection Décentrements sur Publie.net, est un voisin lointain (Québec), rencontré à Poitiers il y a quelque chose comme 5 ans. L'échange s'est produit à base de photos, envoyées l'un à l'autre une semaine auparavant. Superbe expérience. Ma participation, Cigogne, est de la même manière lisible chez lui.
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On est curieux. Parce qu’on y habite, et pourtant jamais on y voit. On est aveugle à nous-même. Ce sont nos maisons, nos corps presque. Notre quotidien, notre tous-les-jours, nos mœurs plus ou moins enkystées : dormir manger ne pas dormir ne pas bien digérer…

On ne se voit pas. On se soucie, de soi-même surtout. On pense que c’est de ceci, de cela. Du pain du coucher des factures de son fils de sa mère de son cousin. On ne voit pas que tout cela, tous ceux-là sont nous, notre propre pensée, notre propre angoisse.

On n’est pas seul, jamais. On est plusieurs, dans nos cases. Soi et soi-même, et toi et lui tels qu’en moi-même. On se marche dessus. On piétine ses propres inquiétudes, ses petites inquiétudes, étalées là sur le plancher. Depuis quand vit-on ainsi ?

La télévision le toaster le tapis les rideaux les meubles le téléphone le cabinet (souvent, plusieurs fois par jour, la cuvette, on ne s’en rend plus même compte)… Tous ces objets qui sont nous aussi, sont notre tête même, son arrangement, son encombrement, ses petites ankyloses…

Petite foule de soi-même compactée entre ses murs, entre ses portes : ses habitudes (soi mécanique), ses autres (soi miroir), ses choses (soi inerte). Vivre là-dedans. Vivre sur soi. Marcher dormir manger téléviser téléphoner sur soi. On a fait des cases de nous.

Sortir ? Pour ce que ça change. On emporte tant avec soi dehors. Ses petites affaires. Ses petits vêtements. Et surtout ses petits soucis (on ne peut les perdre, ceux-là, on les perdrait que de toute façon on s’en inquiéterait, et ils reviendraient aussi vite).

Refaire du soi, de l’appartement partout dans la petite ville où l’on s’affaire. Élargir seulement un peu : la cuisine jusqu’au supermarché, la salle à manger jusqu’à la boulangerie, le salon jusqu’aux boutiques d’objets inutiles et laids que l’on collectionne compulsivement.

Et les visages croisés : les mêmes, toujours. Et les paroles : les mêmes bien sûr, toujours. On ne voudrait pas être surpris. On ne voudrait pas être jeté hors soi (la violence que c’est, d’être jeté hors soi, violence dont parlent les exilés, qui l’ont subie dans toute sa force).

À la longue, à l’usure (comme des vêtements : usé, on est), on est si encombré qu’on ne voit plus rien. La tête un kyste, de plus en plus rigide : des jours qu’on pense à cette lettre qui aurait dû arriver, ou au voisin qui pourrait arrêter de faire ce bruit quand il marche mais…).

On est curieux. Pas de l’inconnu (on ne peut être curieux de l’inconnu, on ne sait même pas ce que c’est). On est curieux de soi, du familier, du propre. C’est pour cela qu’on écoute les voisins. Pour cela qu’on regarde les passants. C’est nous. Or, on ne se voit plus.

Mais soudain il y a cette coupe. On habite tout près. Ce pourrait être chez soi. C’est chez soi, c’est chez chacun. On arrête pour voir. On est si semblable aux autres qui de même arrêtent… On pourrait être eux, et eux nous. Tous pareillement curieux de se voir soi.

On fait une coupe en plein nous-mêmes. Oh, les murs, les étages, les pièces, les cheminées ! Elles sont comme ça ? Et ce vide tout devant : j’y habite ? Dans les airs, ma case, mon encombrement ? Comment cela tient-il ainsi, qu’on appelle le moi ? 



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Les échanges de ce mois d'octobre :



Camille Philibert-Rossignol http://camillephi.blogspot.com/  et Christophe Sanchez http://www.fut-il.net/
Dominique Hassemann http://doha75.wordpress.com  et Piero Cohen-Hadria http://www.pendantleweekend.net/
Pierre Ménard http://www.liminaire.fr/  et Jacques Bon http://cafcom.free.fr/
Candice Nguyen http://www.theoneshotmi.com/  et Daniel Bourrion http://www.face-terres.fr/
Isabelle Pariente-Butterlin http://www.auxbordsdesmondes.fr/  et Laurent Margantin http://www.oeuvresouvertes.net
Mahigan Lepage http://mahigan.ca  et François Bonneau http://irregulier.blogspot.com/
Christine Zottele http://etsansciel.eklablog.com  et Xavier Fisselier http://www.fisselier.biz
Marie-Anne Paveau http://penseedudiscours.hypotheses.org/  et Jérôme Denis de Scriptopolis http://www.scriptopolis.fr/
Pierre Chantelois http://lesbeautesdemontreal.com/  et Brigitte Célérier http://brigetoun.blogspot.com

4 commentaires:

  1. Je découvre avec retard (mais avec les blogues, on a le temps !) ce texte magnifiquement écrit. Cette voix, ce "on", pas tout à fait un "nous", pas tout à fait un "je". Ces incises. Et la forme. Ces paragraphes courts, prose et poésie.

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  2. Merci pour lui ! Oui, suis très fier de l'accueillir !

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  3. j'avais cru comprendre que vous échangiez aujourd'hui avec Amel Zmerli - c'est abandonné ?

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  4. Non non, c'est posté ; juste un empêchement de ma part...

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